Alors que les députés français tentent de contenir l’agressivité commerciale de l'ogre américain, "BoOks" traduit une grande enquête parue dans "The Nation", qui détaille la stratégie du rouleau compresseur conçu par Jeff Bezos. Extraits
D’entrée de jeu, Jeff Bezos entendait «devenir vite super-grand». Il n’a jamais été du genre à admirer le «small is beautiful». L’essentiel de l’histoire se raconte en chiffres cyclopéens. En 1994, quatre ans après la création du premier navigateur Internet, Bezos tombait sur des statistiques étonnantes: le Web se développait au rythme annuel de 2300%. En 1995, l’année où, âgé de 31 ans, il créa Amazon, le réseau comptait à peine seize millions d’usagers. Un an après, ils étaient trente-six millions, volume qui allait croître à une vitesse folle. Aujourd’hui, 2,7 milliards d’individus sont connectés, soit plus d’un habitant de la planète sur trois.
Bezos a compris deux choses. D’abord, la manière dont Internet permet de s’affranchir de la géographie, en donnant à toute personne munie d’une connexion et d’un ordinateur la possibilité de sillonner un monde de marchandises apparemment infini, avec une précision jusque-là inconnue, puis de les acheter directement depuis le nid douillet de son domicile. Ensuite, il a compris comment la Toile permet aux marchands de rassembler une énorme quantité d’informations personnelles sur chaque client.
Jeff Bezos fait un rêve
Internet ouvrait la perspective d’une sorte de vente sur mesure. James Marcus, engagé par Bezos en 1996 et qui devait travailler cinq ans pour Amazon, a ensuite publié des Mémoires révélateurs sur l’époque où il était l’Employé n°55 (1). Il se souvient de Bezos martelant qu’Internet, avec «sa capacité infinie de récolte des données», allait «permettre de passer au peigne fin des populations entières. Les affinités appelleraient d’autres affinités: vos goûts et vos dégoûts – de Beethoven à la sauce barbecue, du shampooing au cirage en passant par les séries télévisées – étaient aussi spécifiques que votre ADN, et ce serait un jeu d’enfant de vous apparier à vos 9999 cousins.» Marcus voyait alors dans cette perspective «soit une rêverie utopique, soit le cauchemar du marketing ciblé.»[…]
L’un des consultants d’Amazon était Jason Epstein, l’éditeur visionnaire qui avait fondé en 1952 Anchor Books, maison dédiée à la publication de livres de poche intellectuellement ambitieux, et la «New York Review of Books» onze ans après; un homme qui fut pendant des décennies l’une des sommités de Random House (2). Son admiration pour Bezos était teintée de perplexité; il savait que, pour révolutionner véritablement la librairie, il faudrait à Amazon transformer les livres, d’objets, en bits et en octets susceptibles d’être acheminés sans obstacle. Sinon, Bezos n’aurait fait que créer une structure virtuelle prisonnière de l’ère Gutenberg, avec toutes ses pesanteurs.
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Bezos voyait les choses autrement, convaincu de pouvoir un jour façonner une chaîne ininterrompue de commande et de livraison de livres, malgré les lourdes pertes que lui avait pronostiquées Epstein. Mais, d’abord, il se devait de graver le nom de sa nouvelle entreprise dans le cerveau du consommateur américain (et pas seulement américain). Comme tous les grands chefs d’entreprise obsessionnels, Bezos caressait des rêves d’empire, son optimisme s’enracinant dans la certitude arrogante d’avoir raison. Il visait à construire une marque qui serait, selon la formule de Marcus, «à la fois omniprésente et irrésistible».
Une décennie auparavant, vers le milieu des années 1980, encore étudiant à Princeton, il avait pris pour credo cette phrase volontariste de Ray Bradbury, l’auteur de «Fahrenheit 451»: «L’Univers nous dit non. En réponse, nous lui tirons une salve de notre propre chair en criant : Oui !» (Bien des années plus tard, un Bradbury octogénaire dénoncerait la fermeture de sa chère librairie Acres of Books à Long Beach, Californie, qui n’avait pu rivaliser avec l’empire toujours plus vaste de la vente en ligne.)
Gnome frêle au crâne dégarni, Bezos apparaissait souvent comme un être étrange, distant et énigmatique. À défaut d’être vraiment attendrissant, il possédait le charisme d’un homme venu d’un autre monde. L’un de ses premiers patrons, professeur d’économie à l’université Columbia, a dit de lui: «Il n’était pas chaleureux… Pour ce que j’en sais, il aurait aussi bien pu être Martien. Un gentil Martien, bien intentionné.» Bill Gates, autre extraterrestre, allait saluer l’arrivée de Bezos à Seattle en ces termes: «J’achète des livres sur Amazon parce que mon temps est compté, qu’ils ont un catalogue immense et sont très fiables.» Des millions d’acheteurs devaient bientôt partager son avis.
En Amazonia, le facteur humain est enquiquinant
La multinationale compte près de cent plateformes logistiques [dont près de la moitié aux États-Unis], et d’autres verront bientôt le jour. Pour les milliers de baby-boomers nomades qui vivent dans leur camping-car et qui travaillent comme des fous dans ces centres pour satisfaire les commandes à un rythme littéralement frénétique, il s’agit sans conteste d’un travail très stressant. Ces employés sont les Morlocks (4) qui rendent possible le service clientèle réputé d’Amazon.À l’automne 2011, le Morning Call a enquêté sur leur sort dans l’un des principaux entrepôts de la firme, à Allentown, en Pennsylvanie. Le journal a montré que certains employés risquaient un accident cérébral ou un coup de chaleur, en s’épuisant à la tâche pour remplir des quotas qui rappellent les conditions tournées de manière inoubliable en ridicule par Chaplin dans «Les Temps modernes». Des ambulances stationnaient régulièrement sur le gigantesque parking de l’entrepôt pour emmener les employés atteints dans les hôpitaux voisins (5). La direction d’Amazon affirme que ces problèmes restent exceptionnels.
Toujours en quête d’efficacité, l’entreprise a acheté en mars 2012 un fabricant de robots, Kiva Systems, pour 775 millions de dollars. Fondé en 2003, Kiva affirme qu’un employé utilisant ses robots pourrait satisfaire trois à quatre fois plus de commandes à l’heure. Pour Bezos le Martien, le facteur humain est enquiquinant. L’automatisation se profile.
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«Amazon veut apparemment éliminer les distributeurs, les éditeurs et les libraires»
Ces efforts ont peu de chances d’empêcher le bulldozer Amazon de renverser tous les obstacles, réels ou imaginaires, qui s’opposeraient à sa quête résolue du plus grand pouvoir. La firme est assez puissante pour imposer des conditions de plus en plus dures à ses concurrents comme à ses clients. Ainsi que l’a signalé le «Seattle Times», elle commence même à contraindre de petits éditeurs indépendants à renoncer à leur faible remise (6) pour adopter des rabais difficiles à supporter. Quand Karen Christensen, de Berkshire Publishing Group, a refusé, Amazon «a cessé les commandes, affectant 10% de son activité.»L’Independent Publishers Group, principal distributeur de quelque cinq cents petits éditeurs, a suscité l’ire de l’entreprise en refusant de se soumettre à la mise en demeure de lui concéder des remises plus importantes. Amazon a aussitôt extirpé de son catalogue près de cinq mille titres numériques. Les petits éditeurs étaient hors d’eux. Bryce Milligan, de Wings Press, implanté au Texas, a exprimé l’opinion de la plupart d’entre eux en publiant une tribune cinglante où il étrillait la firme de Seattle, lui reprochant d’avoir fait chuter ses ventes de 40%:
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