dinsdag 4 februari 2020

Si Polanski recevait un César…? Nouvel Obs

Si Polanski recevait un César…

Roman Polanski, en novembre 2018, à Bydgoszcz, en Pologne. (Pawel Skraba/REPORTER/SIPA)

Nous serions gênés de voir le réalisateur célébré pendant la 45e cérémonie des César. Pourquoi ?

Imaginons un instant que Roman Polanski reçoive, le 28 février prochain, le César du meilleur film, ou du meilleur réalisateur. Il pourrait bien le mériter. Je n’en sais rien. Je n’ai pas vu « J’accuse ». Il paraît que le film est réussi. Mais posons, pour l’argument, que « J’accuse » est un chef-d’œuvre incontestable, bien meilleur que les autres films faits dans l’année. Roman Polanski, qui dans cette expérience de pensée a fait le déplacement, est appelé sur scène. La belle musique glamour des César se déclenche pendant qu’il se lève, reçoit les accolades de ses partenaires, de ses acteurs et traverse la salle. Il porte un smoking. Il embrasse le maître de cérémonie, remercie, prend sa statuette, prononce un bref discours sur, disons, l’affaire Dreyfus et ce qu’elle dit de notre temps.
Maintenant imaginons que Polanski, réalisateur de ce chef-d’œuvre total par hypothèse, soit longuement applaudi. Que la salle se mette debout. Que des cris de joie se fassent entendre. Que Polanski, répondant au triomphe, lève sa statuette en l’air et que ce seul geste provoque une salve supplémentaire d’acclamations. Imaginons que Polanski sourie, ait l’air heureux sous les hourras, et qu’il fasse une petite révérence. Voire une petite plaisanterie, bien exécutée, qui déclencherait des longs rires émus.

Qui peut assurer qu’il ne ressentira pas la moindre gêne ?

Qui, dans la salle ou devant sa télévision, même parmi ceux qui ont pris le parti de défendre Polanski et ses droits (ce qu’il m’arrive de faire), peut assurer qu’il ne ressentira pas la moindre gêne ? Qu’à tout le moins il ne verra pas là une sorte d’événement politique important (donc effrayant), porteur d’une signification autre que la simple récompense d’un travail de cinéaste ?
Si quelqu’un me disait que l’image d’un Polanski applaudi ne le glacerait pas, même pas un peu, qu’il pourrait regarder sa célébration sans avoir l’impression qu’il se passe quelque chose d’étrange, je ne le croirais pas.
Beaucoup sont révulsés par les douze nominations de « J’accuse ». De même qu’ils étaient révulsés lorsque le film est sorti, lorsque la critique en a dit du bien, lorsque les journaux ont annoncé qu’il avait attiré en salles plus d’un million de spectateurs. S’ils avaient été présents le jour où les partenaires financiers du film ont décidé de donner de l’argent à Polanski, ils se seraient soulevés.
Le 12 novembre 2019, devant le cinéma le Champo, à Paris.
Le 12 novembre 2019, devant le cinéma le Champo, à Paris.

Pourquoi un criminel ne pourrait pas être l’auteur d’un chef-d’œuvre ?

Ce que les anti-Polanski trouvent désespérant, me dit une amie anti-Polanski, c’est de voir à quel point les accusations de viols ou d’agressions sexuelles portées contre le cinéaste depuis une dizaine d’années, celles de Charlotte Lewis, Renate Langer, ou, très récemment, Valentine Monnier – sans parler des faits qu’il a reconnus concernant Samantha Geimer – passent dans les milieux cinéphiles pour une anecdote biographique sans grande importance au regard de l’œuvre. L’Académie des Césars compte 4 700 membres, et tout se passe comme si une bonne partie d’entre eux s’en foutaient. Voire tenaient à soutenir Polanski envers et contre tout, au nom d’une séparation théorique entre l’homme et l’œuvre, ou entre l’art et la morale, créant les conditions de son impunité.
Je n’arrive pas à adhérer entièrement à ce point de vue. D’abord parce que Polanski nie fermement les faits, et que cette négation doit être prise en compte. Ensuite parce que Polanski n’a pas été condamné à une interdiction de réaliser des films ou d’avoir du succès. Après tout, pourquoi un criminel ne pourrait pas être l’auteur d’un chef-d’œuvre, et admiré comme tel, par-delà son crime ?
Pour autant j’aurais du mal à regarder une standing-ovation offerte à Polanski. Je la trouverais obscène. C’est donc que, quelque part, au nom d’une règle morale extérieure au cinéma, je place une limite au succès que Polanski a le droit de rencontrer. Je ne la place pas forcément au même endroit que ses détracteurs les plus virulents. Mais j’en place une, quand même.
C’est une drôle de chose à dire : « placer une limite au succès que quelqu’un a le droit de rencontrer ». Or c’est bien de cela dont il s’agit. Ceux qui prévoient de manifester le soir des Césars pour protester contre la présence nominale de Polanski dans la compétition, ceux qui l’ont fait par le passé, ceux que le moindre éloge de son travail heurte, et heurte sincèrement, que demandent-ils ? Ils ne réclament pas l’ouverture d’une instruction après les récentes accusations parues dans la presse. Ils demandent un bannissement. Polanski peut vivre. Mais on ne veut plus le savoir. On ne veut plus voir son nom affiché dans nos rues. On ne veut plus le voir aimé, par qui que ce soit.
Le 24 novembre 2019, à Paris.
Le 24 novembre 2019, à Paris.

Nous attendons des vedettes qu’elles soient des incarnations de la vertu

Derrière le cas Polanski, il y a ce fait étrange : nous considérons la célébrité comme une élection, au sens religieux ; et nous avons des exigences vis-à-vis de l’élu. Je ne changerais pas forcément de poissonnerie si j’apprenais que mon poissonnier avait été condamné pour meurtre et qu’il fuyait la justice de son pays. Dans tous les cas je le laisserais travailler en paix et je n’exigerais pas qu’il ferme boutique. Mais je serais bizarrement moins débonnaire s’il s’agissait d’un député, d’un chanteur à succès, d’un footballeur, d’un cinéaste.
Nous voudrions - collectivement, pas tous de la même manière ou selon les mêmes critères, et sans forcément nous l’avouer ainsi - un espace public débarrassé de toute saleté. Nous ne voulons pas de violents, de racistes, de violeurs, de malhonnêtes à la télévision, dans nos journaux, nos librairies, nos cinémas.
Le présupposé de ce que les Américains nomment la « cancel culture », principe qui a par exemple valu à Polanski d’être exclu de l’Académie des Oscars au nom de « règles de bonne conduite », principe qui vaut aujourd’hui à n’importe quelle figure publique d’être haïe aussi rapidement qu’elle a été adorée, c’est que nous concédons aux bénéficiaires du vedettariat une supériorité qu’ils doivent mériter de tout leur être. Ils sont les aristocrates de la méritocratie, et le mérite qui fonde leur noblesse est envisagé au sens large. Nous leur appliquons le précepte chrétien qu’on trouvait l’autre soir dans un volume de Kierkegaard : « Celui qui pèche en une chose pèche en tout. » Nous attendons d’eux qu’ils soient des incarnations de la vertu enfin réalisée, des figures d’une humanité parfaite. Ceux qui fautent, nous les punissons. Nous les chassons de la scène, et nous enrageons s’ils ne disparaissent pas assez vite à notre goût. Ils sont les justiciables d’une seconde justice, qui n’a pas de code, pas de procédure fixée, pas de garde-fou.
Face à ce système de récompense et de punition, peu d’arguments tiennent. Que Polanski, au titre d’une philosophie libérale qui est l’honneur de notre civilisation, bénéficie de la présomption d’innocence ne tient pas. Que son film soit la somme du travail de centaines de personnes, d’acteurs, de techniciens, qui n’ont été accusés de rien et qui pourraient mériter de figurer au palmarès des Césars ne tient pas. Que les crimes dont on l’accuse remontent à 30 ou 40 ans ne tient pas. Que sa naissance et sa vie soient marquées par des drames qui rendraient n’importe qui dément, et qui pourraient le rendre éligible, maintenant qu’il est vieillard, à une certaine forme de miséricorde, ne tient pas. Que ses films ne soient pas une extension de sa vie, qu’aimer un film de Polanski ne signifie pas ratifier l’intégralité de ce qu’il est, ne tient pas. Nous sommes des justiciers extrêmement sévères, et je ne suis pas certain que cette sévérité nous honore.

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