zondag 23 maart 2014

Ils étaient anarchistes, apatrides, hostiles à toute forme d'abrutissement social. C'est dire si les dadaïstes nous manquent aujourd'hui.

Tristan Tzara (DR) Tristan Tzara (DR)
Le 23 juin 1916, au Cabaret Voltaire, à Zurich, un type habillé d'un drôle de costume «cubiste», monte sur scène, et commence à réciter d'une voix monocorde un poème incompréhensible, suite d'onomatopées parfaitement calculées. La salle est bondée, des cris et des rires fusent, le type continue, impassible, plus sérieux qu'un pape, et scande sa partition dont vous ne trouverez la clé nulle part. Il s'appelle Hugo Ball. Dada est né.
Dada ? En pleine boucherie de la Première Guerre mondiale? Pendant que des poilus héroïques se battent dans les tranchées? Que la France et l'Allemagne s'égorgent et se gazent? Qui sont ces déserteurs et ces réfractaires, dont personne, aujourd'hui, en pleine commémoration morbide, ne songe à prononcer le nom?
Des fous, des agités, des étrangers apatrides, qui ont choisi le nom de leur mouvement contre l'art et la société, au hasard, dans un dictionnaire. «Dada»! A-t-on idée? Ecoutez cet autre cinglé du nom de Tzara: «Il nous faut des oeuvres fortes, droites, précises, à jamais incomprises.»

"Merdre!"

Vous n'allez pas me dire que ces manifestants déterminés et absurdes vont connaître un retentissement mondial? Et pourtant, si, la Terre tourne autrement depuis cette époque, des cassures importantes s'étaient déjà produites partout. On aurait dû se méfier davantage de ce Jarry, avec son «Ubu» et son cri de guerre lancé à la face du vieux théâtre pourri: «Merdre!» Aucune voix ne reprend ce slogan de nos jours, c'est étrange.
C'est parce que la foule est une masse inerte, incompréhensive et passive, qu'il faut la frapper de temps en temps, pour qu'on connaisse à ses grognements d'ours où elle est - et où elle en est. Elle est assez inoffensive malgré qu'elle soit le nombre, parce qu'elle combat l'intelligence. 
Inutile de frapper aujourd'hui, le bruit du spectacle a tout recouvert, et toutes les vieilleries sont de nouveau à la mode, accompagnées d'un déferlement continu de cinéma tout-puissant. Mais on ne sait jamais, la porte est à la fois verrouillée et ouverte. (La réédition du «Dictionnaire du dadaïsme» de Georges Hugnet est donc bienvenue, malgré de nombreuses erreurs.) Tzara, encore: «Dada n'est pas un dogme ni une école, mais une constellation d'individus et de facettes libres.»
Les noms de ces aventuriers disparus? Les voici: Arp, Ball, Janco, Huelsenbeck, Hausmann, Picabia, Man Ray, Richter, Schwitters. Ils sont vite un peu partout, à New York (Duchamp), à Berlin, à Paris, à Moscou, sur la Lune. Duchamp épate les Américains avec sa «Fontaine», urinoir sacré chef-d'oeuvre, et ses «ready-mades», rencontres entre un objet et une intervention choisie (un porte-bouteilles, par exemple): «Cet horlogisme, instantané, comme un discours prononcé à l'occasion de n'importe quoi, mais à telle heure. C'est une sorte de rendez-vous.»
Vous avez rendez-vous, si vous le voulez, avec votre vie, à n'importe quel moment et n'importe où. Sûrement pas dans la foire de l'art, mais dans les démontages, les photomontages, le rythme des glossolalies (Artaud s'en souviendra).
André Breton portant une affiche dada, en 1930.
André Breton portant une affiche dada, en 1930. (Sipa)
Mais quel est ce jeune homme très chic en train de porter une pancarte? Il s'appelle André Breton, il est promis à un grand avenir. Sur la pancarte, on peut lire, en lettres capitales, une déclaration de Picabia, toujours actuelle: «Pour que vous aimiez quelque chose il faut que vous l'ayez vu et entendu depuis longtemps, tas d'idiots.» Dada s'oppose à tout, y compris à lui-même, c'est un éloge de la contradiction permanente et de l'affirmation «désintéressée des abattoirs de la guerre mondiale». 

Le monde n'a pas de sens 

Dada, ou le mouvement perpétuel, contre le ralentissement et l'abrutissement social. Bien entendu, l'opinion se déchaîne, tout ce qui est national, moral, identitaire, progressiste, réactionnaire, de droite comme de gauche, vomit cet anarchisme radical tombé du ciel. On veut donner du sens à vos sacrifices et à vos efforts? Dada le récuse. Le monde n'a pas de sens, même si le journalisme est là pour vous répéter le contraire. Tzara, un jour, à Picabia: «Je m'imagine que l'idiotie est partout la même, puisqu'il y a partout des journalistes.»
Staline va venir régler leur compte aux formalistes et aux futuristes, et Hitler à «l'art dégénéré». Mais la guérilla s'obstine, et Dada n'en poursuit pas moins ses mauvaises actions à travers le surréalisme, le lettrisme, le situationnisme, tout en contestant tous les «ismes». Il n'y a pas de communauté dada. Partout où la bien-pensance suinte ou prêche, Dada surgit.
Rien de plus drôle que le procès intenté à Barrès, en 1921, pour «crime contre la sûreté de l'esprit». Breton est président du tribunal, Aragon est à la défense. Tzara n'est pas d'accord:
Je n'ai aucune confiance dans la justice, même si cette justice est faite par Dada. Vous conviendrez avec moi que nous ne sommes tous qu'une bande de salauds et que, par conséquent, les petites différences, salauds plus grands ou salauds plus petits, n'ont aucune importance. 
La revue de Breton, «Littérature», nous apprend qu'au même moment l'accusé Barrès «discourait à Aix-en-Provence sur l'âme française pendant la guerre, devant de jeunes provinciaux qui écoutaient bouche bée l'académicien député de Paris».

"Gadgi beri bimba glandridi laula lonni cadori"

Deux procès qui feraient du bruit aujourd'hui ? Le premier contre Péguy, accusé d'être un exécrable poète. L'autre, en défense de Heidegger, sous prétexte qu'il a prononcé plusieurs fois le mot «dada» en voulant dire «oui» en russe. Ce grand criminel de pensée ne peut donc pas être présumé coupable. Contre toute morale, et au grand scandale de tous, Péguy serait donc condamné et Heidegger acquitté. De quoi justifier ce jugement de Courteline à l'époque: «Les dadaïstes sont des marchands de démence et des entrepreneurs de folie.»
Dada ne croit qu'à l'instant, et c'est pourquoi il est éternel. Ecoutez ce Hugo Ball, imperturbable: «Gadgi beri bimba glandridi laula lonni cadori...» Quel spectacle fait mieux à Paris? Comment mieux faire fuir un public servile? L'opération ne sera pas tentée, c'est dommage. Encore Tzara, en 1919:
Je n'écris pas par métier, et je n'ai pas d'ambitions littéraires. Je serais devenu un aventurier de grande allure, aux gestes fins, si j'avais eu la force physique et la résistance nerveuse de réaliser ce seul exploit: ne pas m'ennuyer. 
Ou Picabia : «Le bonheur, pour moi, c'est de ne commander à personne et de n'être pas commandé.»
Source : "le Nouvel Observateur" du 27 février 2014. 

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