maandag 16 december 2019

« Il ne manquerait plus qu’un Arabe devienne préfet » : dans l’Algérie française, la ségrégation par l’école

« Il ne manquerait plus qu’un Arabe devienne préfet » : dans l’Algérie française, la ségrégation par l’école


 
Des écoliers dans leur salle de classe, en Kabylie, vers 1890. (RUE DES ARCHIVES)

Ecoles séparées, manque d’établissements, enseignement discriminants... A la veille de l’indépendance, le taux de scolarisation des enfants arabes reste faible.

« Les Kabyles réclament des écoles comme ils réclament du pain. » Lorsqu’en 1939 le jeune reporter Albert Camus arpente la Kabylie, « cette Grèce en haillons », pour ses premiers reportages dans « Alger républicain », les carences du système scolaire l’indignent : manque criant d’écoles, distances interminables à parcourir pour les enfants matin et soir, classes surchargées… Le taux de scolarisation des Algériens musulmans dans ces « écoles gourbis » ne s’élève alors qu’à 8,9 %, quand il atteint 80 % chez les Européens.
Pour Camus, l’enjeu est politique : « Si l’on veut vraiment d’une assimilation, écrit-il, et que ce peuple si digne soit français, il ne faut pas commencer par le séparer des Français », mais au contraire fusionner les écoles. « Alors seulement la connaissance mutuelle commencera. »

Un système d’enseignement dévolu aux besoins des colons

Instrument d’émancipation ou d’assimilation ? Creuset républicain ou reflet d’une société ségréguée ? « L’Algérie coloniale est une succession d’occasions ratées, y compris concernant l’école, souligne le démographe Kamel Kateb. La période la plus intéressante est celle du Second Empire, qui crée en Algérie une école bilingue ouverte à tous, Arabes, Français, etc. » Mais l’expérience est vite interrompue par l’arrivée de la IIIe République, comme l’explique Kamel Kateb :
« D’une part, la seule langue qui mérite d’exister sur le territoire national pour le nouveau régime est le français, et non le breton, le basque… ou l’arabe, mais, d’autre part, la pression des colons est trop forte. »Dès lors, le système d’enseignement est entièrement dévolu aux besoins des colons : l’enseignement obligatoire voulu par Jules Ferry ne s’applique pas aux enfants musulmans. Ce n’est qu’au début du XXsiècle qu’un recteur, Charles Jeanmaire, se soucie de leur scolarisation et affronte les réticences toujours vives des Français. Il argumente sur le même terrain que ces derniers – les affaires – en leur démontrant l’utilité d’une main-d’œuvre plus éduquée. Et il parvient à ses fins : les premières écoles indigènes sont créées. Faute de moyens suffisants, ces écoles ne réuniront toutefois jamais plus de 17 % des enfants scolarisables.
La demande est pourtant de plus en plus pressante. « Alors que la plus légère intempérie était prétexte à mon arrière-grand-père pour faire manquer l’école à son fils, mon père, avec tous ceux de son village, attaquait allègrement par les jours de neige la piste de montagne qui grimpait vers l’école », raconte dans ses mémoires l’écrivain Sadek Hadjerès, élève dans les années 1930 de l’école primaire supérieure de Tizi Ouzou.
Ni les conditions d’accueil précaires ni les manuels scolaires dévalorisants ne découragent les élèves. Depuis 1909, les enfants travaillent notamment avec l’ouvrage de Soualah et Salomon, dont les textes rappellent les mentalités coloniales : « Le Français dort dans un lit, l’Arabe dort sur une natte. » Ou encore : « Les labours des Français sont mieux faits que ceux des Arabes. »  Sadek Hadjerès raconte :
« De 1800 à nos jours, l’histoire se résumait ainsi : toute la barbarie et le fanatisme de notre côté, tout l’héroïsme, toute l’humanité du côté des nouveaux venus et de leur système. Nous éprouvions un mélange de honte et d’irritation, de désarroi et de colère. »

Des instituteurs tiraillés en permanence

Il faut attendre l’après-guerre pour qu’enfin le système scolaire soit unifié, en 1948, et que les classes accueillent les élèves quelles que soient leurs origines. Les colons s’inquiètent : ils n’ont pas oublié les conséquences du décret Crémieux, octroyant la citoyenneté française aux juifs d’Algérie en 1870. En permettant la scolarisation de leurs enfants dans les écoles européennes, le texte ouvre la voie à une possible réussite des populations indigènes.
Les Européens s’inquiètent pour les futurs emplois de leur progéniture. « Dans mon enfance on entendait cette blague : “Il ne manquerait plus qu’un Arabe devienne préfet !”, raconte Kamel Kateb. Bien sûr, le fond raciste est très fort. Même à mon époque, quand nous fréquentions les mêmes écoles, nous vivions seulement côte à côte. Nous avions chacun nos activités, nos équipes de foot… J’avais un copain un peu plus âgé qui était ami avec un Français. Un jour, son camarade l’invite chez lui après l’école. En arrivant, celui-ci crie à sa mère : “Maman je ramène un copain, il est arabe, ne t’inquiète pas !” »
Reste que les élèves arabes saluent parfois le dévouement à leur endroit de certains instituteurs venus de la métropole. L’écrivaine Mireille Nicolas cite dans un recueil de témoignages (« A l’école en Algérie, des années 1930 à l’indépendance », éd. Bleu autour) son père, instituteur à l’école Marceau de Sidi Bel Abbès : « On ne faisait aucune distinction entre les élèves. On les aimait tous. Mais sur les trente, je n’avais que six petits Arabes. »
Les hommages à l’implication des instituteurs, leur engagement républicain, ne manquent pas. Parfois, un simple souvenir fugace vient enrichir une œuvre, comme dans « la Maison de lumière », de Nourredine Saadi, celui de Mme Jevakini (en réalité Mme Giovacchini) : « Le souvenir de mon institutrice de CE1, à l’école Voltaire de Constantine, me revient souvent lorsque je pense à mes premiers jours d’école indigène. »
Les instituteurs sont tiraillés en permanence, comme l’explique Kamel Kateb :
« C’est un corps de fonctionnaires formés à l’école normale, à la fois censés incarner le rôle du maître, instruire les enfants, distiller les valeurs républicaines, mais censés également suivre les directives de l’Etat, un Etat colonial. »Et que dire de la place des maîtres indigènes… « Mais que suis-je, Bon Dieu ? Se peut-il que tant qu’il existe des étiquettes, je n’aie pas la mienne ? Qu’on me dise ce que je suis ! » écrit dans son journal en 1956 l’écrivain Mouloud Feraoun, cet instituteur fils de paysans pauvres de Kabylie, formé à l’école normale et devenu inspecteur des centres sociaux. Feraoun sera assassiné avec cinq de ses collègues par l’OAS le 15 mars 1962, à quatre jours de l’entrée en vigueur du cessez-le-feu.
Notre dossier « Quand la France occupait l’Algérie »
Retrouvez les articles de notre dossier « Quand la France occupait l’Algérie » publié dans « l’Obs » du 15 août 2019 :
En 1830, Charles X décidait de prendre Alger aux Turcs. Les débuts de cette conquête marqueront à jamais l’imaginaire collectif algérien. Retour sur l’histoire méconnue de la colonisation du plus grand pays d’Afrique.
Nés des deux côtés de la Méditerranée, le maréchal vénéré par ses soldats et le père du nationalisme algérien se sont affrontés pendant plus de dix ans au cours de la conquête.
Jusqu’en 1944, les autorités françaises ont imposé aux autochtones des règles et sanctions spécifiques.
Des prostituées pour les Blancs, d’autres pour les indigènes : en matière sexuelle, la hiérarchie raciale est nette pendant la colonisation.
En 1881, le quotidien « le Gaulois » envoie Guy de Maupassant couvrir un soulèvement anti-Français qui agite l’Algérie. Ses « Lettres d’Afrique » dénonceront la colonisation.
Eclairé et influent, le théologien musulman, qui est considéré comme l’un des pères du nationalisme algérien, a joué un rôle décisif dans le chemin vers l’indépendance.
La loi de séparation des Eglises et de l’Etat de 1905 ne s’appliquait pas en Algérie où l’administration a continué d’organiser le culte musulman.
Des disciples du socialiste Charles Fourier ont créé dans la région d’Oran la communauté agricole collectiviste la plus aboutie. Retour sur une utopie.
Ecoles séparées, manque d’établissements, enseignement discriminants... A la veille de l’indépendance, le taux de scolarisation des enfants arabes reste faible.
En 1930, plus de six mois de festivités sont organisés des deux côtés de la Méditerranée pour célébrer le centenaire du débarquement des troupes françaises à Sidi-Ferruch.

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