Les saintes colères de Maurice Nadeau
Pour les 40 ans de «la Quinzaine littéraire», qu'il avait fondée et dirigeait toujours, il nous avait dit ses passions... et ses coups de gueule
Il prévient: «On ne parle pas de mon âge, hein!» Nous n'étions pas venus pour cela. Mais pour l'entendre parler de «la Quinzaine littéraire», publication qu'il dirige depuis quarante ans. Des chroniques qu'il y signe sous le titre «Journal en public» et dont les meilleures ont été rassemblées dans un livre qui vient de paraître (1). Pour l'entendre parler aussi de son insatiable passion pour la littérature, pour les idées, pour son époque.
Critique, essayiste, éditeur, Maurice Nadeau est un formidable passeur. Les faiseurs de bouquins ne l'ont jamais intéressé. La littérature qu'il défend, c'est celle qui révèle un style, un regard, une conviction. Nadeau n'aime pas les tricheurs. On ne s'étonnera donc pas de l'entendre défendre avec la même pertinence, mêlant l'anecdote au trait incisif, des auteurs aussi différents que La Bruyère, Flaubert, Beckett ou Vila-Matas. Au-delà des époques, au-delà des modes, Nadeau nous livre ses bonheurs. Si grands, si forts qu'ils deviennent aussitôt les nôtres.
B.G.
(1) «Journal en public», par Maurice Nadeau,
«la Quinzaine littéraire»-Maurice Nadeau, 318 p., 20 euros.
«la Quinzaine littéraire»-Maurice Nadeau, 318 p., 20 euros.
Houellebecq
«J'ai longtemps hésité à publier son premier roman, «Extension du domaine de la lutte». Je le voyais tellement malheureux, ce type, tellement embêté par son bouquin que je me disais, bon, c'est pas possible, il faut faire quelque chose. Il faut dire que c'était pas un livre qu'il avait fait comme ça, c'était une suite de textes dont il avait réussi à faire une fiction. On voyait bien qu'il était emprunté, mal à l'aise.Quand je parlais avec lui de ce qu'il envisageait de faire par la suite, il avait de grandes ambitions. Il citait Dostoïevski et «la Montagne magique» de Thomas Mann. Il est ensuite tombé, avec «Plateforme» et après les «Particules», dans ces histoires de tourisme sexuel en Thaïlande, j'ai trouvé cela facile et grossier. Comment aurais-je réagi s'il me l'avait donné à lire? Je lui aurais conseillé d'étoffer son histoire.
Houellebecq, c'est quelqu'un qui a beaucoup de mal à écrire. J'ai imaginé le bagne qu'il a dû vivre pour «la Possibilité d'une île». Il avait son éditeur aux fesses, il devait rendre son manuscrit en juin pour qu'il paraisse à la fin de l'été. Il a fallu qu'il termine sur les chapeaux de roue. Au fond, j'ai eu un peu pitié de lui. Au début, il avait quelque chose d'authentique en lui, d'emmerdé mais d'authentique. Maintenant, il fait du commerce. Est-ce qu'il me fait signe de temps en temps? Non jamais. Je lui fais parvenir les droits de ses traductions pour son bouquin, il doit y en avoir plus d'une vingtaine. Là-dessus, je prends ma part, ça permet de publier d'autres auteurs, qui ne se vendent pas.»
Trotskisme
«J'ai été trotskiste pendant quinze ans, c'était ma vie, je collais des affiches, j'allais dans les usines. A partir du moment où je ne le fais plus, je ne me sens plus le droit de dire que je le suis, ce n'est pas sérieux. J'ai vécu cette époque héroïque où nous étions une vingtaine à nous réunir au Café de la Mairie, place Saint-Sulpice: c'était la presque totalité de l'effectif de la région parisienne ! Cela ne nous empêchait pas d'être très actifs. Il suffisait parfois d'un seul ouvrier pour lancer une grève.Mon secteur, c'était le 13e arrondissement de Paris. Chez Gnome et Rhône Aviation, j'avais réussi à convaincre un ouvrier de nous rejoindre. Grâce aux informations qu'il nous donnait, nous pouvions faire une feuille d'usine que nous allions distribuer à la sortie de l'équipe de nuit. Nous sommes restés en contact, nous nous écrivions. Il avait mal tourné, si on peut dire, il militait au Parti socialiste dans une section où il regrettait qu'il ne se passe rien. Il s'appelait Daniel Godelle et il est mort au printemps 2004, à l'âge de 91 ans. Souvent, il me disait regretter le temps où on croyait encore à la révolution. Mais la lutte des classes, c'est fini ! Le capitalisme a gagné sur toute la ligne, en provoquant les dégâts immenses qu'on sait.»
Cynisme
«Avec ma génération, j'ai rêvé d'un monde nouveau, d'un monde fraternel. Aujourd'hui, nous vivons sous le règne de la marchandise et du fric. L'autre jour, dans une émission de télé, on annonçait le classement des grandes fortunes françaises, en disant que Machin était passé devant Truc. Et dans la foulée on enchaîne tranquillement en annonçant qu'il y a chez nous près de 3 millions de RMIstes. Quel cynisme! On n'aurait pas osé faire ça il y a cinquante ans! Aujourd'hui, on étale! Lorsque j'ouvre «Livres Hebdo» et que je vois que les ventes en librairie progressent en 2005 grâce à Astérix et Harry Potter, ça me révolte.»Erotisme
«J'ai toujours vu dans l'érotisme une certaine forme de beauté. J'ai publié des livres de Sade. La lecture de «l'Age d'homme», par Michel Leiris, publié en 1939, a été également un choc pour moi, parce qu'il est l'un des premiers livres dans lequel un écrivain ose aborder la question de l'intimité sexuelle et du rapport au corps.Alors quand j'ai lu «la Vie sexuelle de Catherine M.», j'ai plutôt été refroidi. Catherine Millet a beau diriger une revue intéressante, «Art Press», son bouquin m'a ennuyé. Contrairement à ce qu'on nous a laissé entendre, ces confessions intimes ne sont ni pornos ni érotiques. C'est un livre symptomatique de notre époque: il faut aller plus vite, plus loin, la performance est devenue une fin en soi. Réduire le sexe à une affaire de machinerie, je trouve ça plutôt triste.»
Bataille ou Breton
«Breton, c'était un grand monsieur, je l'estimais, mais je ne l'ai jamais pris pour un grand poète. Avec le temps, son étoile a un peu pâli.(...) Contrairement au surréalisme, qui est resté dans un certain sillage, Bataille, lui, a rompu avec les courants de pensée de son époque. Quand j'ai lu son roman «le Bleu du ciel», j'avoue avoir été ébloui. La dernière fois que je l'ai revu, c'était chez Marguerite Duras, en 1961. Il somnolait dans un fauteuil. Il est mort l'année suivante.»Propos recueillis par Bernard Géniés
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