Le grand historien Stéphane Audoin-Rouzeau explique dans un livre magnifique pourquoi il a consacré sa vie à 14-18. Son ami Marc Dugain, auteur de "la Chambre des officiers", l'a lu pour "l'Obs".
Bataille de la Somme, 1916 E.R.L./SIPA
Nous étions une sorte de tribu. De notre génération,
Stéphane Audoin-Rouzeau était le plus sanglé, le plus drôle, le plus
aiguisé, le plus moqueur, le plus pudique. Au tout début de l'âge
adulte, il entre en guerre de 14 comme en religion. Alors que les autres
balbutient, hésitent, se grisent, louvoient, il se structure.
Inflexible dans sa détermination, il est devenu un grand prêtre de la Grande Guerre, l'un des spécialistes les plus estimés, d'une rigueur incontestée.Les plus grands prêtres ne croient pas en Dieu, ils le cherchent. Stéphane n'explique pas la guerre de 14. Cela fait bientôt quarante ans qu'il travaille à lui rendre ce qu'elle est, une plaie béante dans l'âme occidentale, aussi incompréhensible que le mal dans sa forme unique: l'homme. Son approche scientifique irréprochable semble avoir été développée pour empêcher de donner à cette horreur une forme rationnelle définitive. Le mystère de cet «abattoir international», pour citer Céline, est dans chacun d'entre nous et il y demeure.
Au crépuscule de la cinquantaine, notre prêtre se défroque. Il quitte la guerre de 14, abandonne son sacerdoce et écrit un livre magnifique qui rompt d'une façon bouleversante avec cette dévotion et qui l'explique. Stéphane Audoin-Rouzeau vient de perdre sa mère, qui est ma marraine. Il a l'âge auquel est mort son père, Philippe, cette grande ombre qui a pesé sur nous tous par son charisme, son agilité intellectuelle insolente, sa culture abyssale, sa générosité infinie, son goût pour la liberté comme aucun adulte ne nous en avait jamais donné l'exemple avant lui.
Et pourtant, ce père, cet homme qui a illuminé notre adolescence et nous a aidés à en démonter toutes les barrières, était enfermé en lui-même, entre les murs d'une prison psychologique dont il ne sortait que le soir venu, dans son bureau, au milieu de ses objets et de ses livres, une bouteille d'alcool posée près de son cendrier. Cet exégète des surréalistes, qui s'est interdit l'oeuvre dont il avait le talent, a renoncé après les événements de Mai-68, quand le monde de demain est redevenu ce qu'il était hier, les trépidations de l'espoir en moins.
Philippe, ce père qui, par sa faiblesse, l'a obligé à tant de force, Stéphane Audoin-Rouzeau en fait un portrait d'une grande originalité littéraire par la façon qu'il a de l'inscrire dans l'histoire de son siècle. Il le remet dans la perspective d'un fils de poilu de la guerre de 14, Robert, qui survécut à la guerre.
Confrontation de chaque jour à l'horreur
Sorti indemne du conflit, Robert se fissure, se lézarde jusqu'à quitter sa famille, en rebâtir une branlante, pour finir aux crochets de son géniteur dans une promiscuité haineuse, après l'avoir partiellement ruiné par des entreprises aventureuses. Stéphane reproche moins au fils qu'au brillant intellectuel de ne pas avoir su comprendre à quel point Robert le survivant était mort là-bas, devant le spectacle quotidien de ces âmes réduites en viande.Cette confrontation de chaque jour à l'horreur a eu raison de son jugement et de sa volonté. Sans doute Philippe, le pourfendeur du patriotisme, l'antimilitariste cinglant aurait-il eu plus de commisération pour son père si celui-ci était revenu invalide ou fou. Mais il n'a pas su voir derrière cette apparence de la normalité le naufrage d'un être saccagé par un conflit où, jour après jour, les raisons de voir les autres mourir perdent leur substance et où les balles deviennent moins redoutées que la gangrène de l'absurde.
La photo de Robert, le banni, sur la couverture du livre, le restaure à sa place, devant son fils Philippe qui, lui, n'a pas réussi à survivre à ses propres désillusions. Philippe, par son profond déséquilibre, a repris à ses enfants une grande part de ce qu'il leur a donné. Moi, c'est différent, je n'étais pas son fils. Pourtant ce livre ne crée pas d'amertume, car il est juste. Et même Philippe en aurait reconnu la grande qualité littéraire.
Marc Dugain
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