Par David Caviglioli
Comment la traite des Noirs a-t-elle été vécue, à ses débuts, par les principaux intéressés? C'est le sujet de "la Saison de l'ombre". Entretien avec Léonora Miano.
Gravure du XIXème siècle. (AFP/ImagesForum)
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roman débute dans un village africain où des hommes disparaissent
mystérieusement. En partant à leur recherche, les villageois découvrent
l’esclavage. Comment avez-vous reconstitué cette première perception de
la traite?Léonora Miano En fin d’ouvrage, je remercie Lucie Mami Noor Nkake, auteur d'un rapport d’enquête intitulé «la Mémoire de la capture». Elle s’est demandé comment les Subsahariens se transmettent cette mémoire, sachant que les populations précoloniales n’écrivaient pas. Ce qui m’a touchée, c’est le terme «capture». Il déplace la perspective. On ne parle plus seulement de commerce. On demande aux gens: vous souvenez-vous qu’on vous a arraché des proches?
Ces personnages, on y pense peu parce qu’ils ne sont pas représentés. Dans les essais, on ne parle pas de leur perception. Il faut bien entendu analyser la dimension commerciale de l’esclavage, mais on finit par oublier le vécu de ces gens embarqués dans un truc qu’ils ne comprenaient même pas. J’ai choisi de travailler sur les populations de l’intérieur. Les populations côtières ont connu les Européens bien avant, elles commerçaient depuis longtemps. Alors qu’à l’intérieur, le premier contact avec l’Europe, c’est la traite négrière.
Avant de travailler sur le sujet, que connaissiez-vous, en tant que Camerounaise, de cette histoire?
Pas grand-chose. On n’en parle pas au Cameroun, qui a pourtant été un lieu de départ important. Les gens le découvrent depuis peu, parce que des Afro-Américains reviennent au Cameroun pour chercher leurs racines. Ils font aux Etats-Unis des tests ADN qui leur permettent de retrouver la tribu d’où viennent leurs ancêtres. C’est un peu effrayant, mais en décembre 2010, un premier groupe est venu. On a vu ça à la télévision. On s’est mis à en parler timidement.
Pourquoi ce tabou ?
D’abord parce que les populations côtières ont participé à la capture. Personne ne va s’enorgueillir d’avoir des ancêtres qui ont vendu des hommes. La honte est pour beaucoup dans ce silence. Il y a une autre honte: celle d’avoir été colonisé par d’anciens partenaires commerciaux. Ça fait de vous le dindon de la farce.
LEONORA MIANO est née à Douala (Cameroun) en 1973, et vit en France
depuis 1991. Elle a notamment écrit "Contours du jour qui vient", prix
Goncourt des lycéens en 2006. "La Saison de l'ombre" figure notamment dans la dernière sélection du Femina 2013. (JF Paga/ Grasset) |
C’est vrai. On trouve toujours le moyen de proposer des lectures de mes textes qui caressent un certain public dans le sens du poil. Mais ce n’est pas mon affaire. Les Africains m’ont prise en grippe, surtout ceux de la diaspora: leur vie est assez difficile, ils n’ont pas besoin qu’on vienne écorner leur image. On m’a beaucoup insultée, même si ça va mieux aujourd’hui.
En ce qui concerne la traite, ce n’est évidemment pas parce que des subsahariens y ont participé que ça minore la culpabilité occidentale. Les Européens n’avaient pas à traiter des humains comme des animaux. Que chacun prenne ses responsabilités. Et nous, Africains, devons affronter nos propres ombres et réfléchir à notre histoire.
Par exemple, il existe au Cameroun d’importantes inimitiés tribales qui datent de la traite. Les gens de l’ouest savent que les populations côtières sont venues capturer les leurs. Ça explique la férocité surréaliste des rapports entre les Africains. Mais on n’en parle jamais.
Or cet angle mort historique empêche d’envisager sereinement l’avenir. J’ai le sentiment d’une profonde errance identitaire au sud du Sahara. Les Africains ne comprennent pas beaucoup de choses. La structuration de l’activité professionnelle, le fait d’avoir une nationalité: on leur a dit que ça marche comme ça, alors ils essayent, mais je ne suis pas sûre que ça ait du sens pour beaucoup d’Africains.
Vous montrez dans votre roman que ces tribus, au temps de la traite, étaient totalement étrangères les unes aux autres.
L’Afrique a été construite par les Européens comme un grand pays. On parle de «littérature africaine». Mais je me sens culturellement plus proche d’un Antillais que d’un Ethiopien. Le Sahel est dépaysant, pour moi. Donc oui, les tribus qui ont commercé avec les Européens ont vendu, de leur point de vue, des étrangers. Elles ont reçu en échange des armes à feu, et les voisins se sont mis à capturer pour acquérir les mêmes armes. Des populations ont résisté. Dans un premier temps, on n’avait pas le droit de vendre les siens. Parfois, on vendait les criminels. Puis il y a eu une période d’emballement, où toutes ces règles ont explosé. C’est une histoire complexe. Dire: «Les Africains se sont vendus entre eux», c’est comme dire que pendant la période nazie, des Européens se sont gazés entre eux. On ne parle pas vraiment du nazisme si on s’arrête à ça.
Les Blancs, vos personnages les appellent «hommes aux pieds de poule». Vous dites que les Africains avaient d’eux une perception non-raciale.
L’expression douala qu’on traduit par «blanc» signifie «pattes d’oiseau». Les habitants de l’actuel Cameroun ont trouvé que les vêtements donnaient aux Européens des jambes d’oiseau. Ça ne veut pas dire qu’on n’a pas remarqué la différence de peau. Mais les Africains n’ont pas fabriqué de concept qui nie l’humanité de l’autre.
Africains et Européens se sont côtoyés pendant longtemps sans que le paramètre racial intervienne, sans qu’on perçoive les Noirs comme des inférieurs. Mais les chrétiens ont dû in fine inventer cette altérité pour justifier le traitement qu’ils leur infligeaient. Quand je dis «les Noirs», je précise que le choix de ce terme pour désigner les Africains n’est pas anodin. De même que le choix de se définir comme «blanc». Ce sont des mots politiques. On aurait pu en choisir d’autres. On trouve le mot «noir» dans des textes bibliques pour qualifier les Ethiopiens, sans que ça ait un caractère négatif. Reste qu’il y a peu de cultures au monde où il est positif. Y compris au sud du Sahara, où il renvoie à la nuit, aux ténèbres. Il faudrait sortir de ce vocabulaire, mais on n’y parvient pas.
Les personnages du roman se peignent souvent la peau. Comment avez-vous reconstitué les habitudes culturelles et vestimentaires de ces tribus?
Je me suis basé sur l’espace bantou, l’Afrique centrale équatoriale, qui est une aire culturelle cohérente. Je crée dans mes livres un espace bantou imaginaire, ce qui me permet de sortir des divisions coloniales. Les gens se peignaient en rouge ou en brun pour se protéger du soleil, et en blanc pour commercer avec les esprits. Il y avait toujours un sens à la couleur. Il y avait aussi de la coquetterie. Au Sahel en revanche, les gens sont vêtus depuis longtemps. Il y a une tradition du tissage. Mais en Afrique centrale, on est plus souvent nu, et on utilise la scarification ou la peinture en guise de vêtement. On peut apprendre tout ça dans les musées. On y voit des objets qui, pour ces peuples sans écriture, font office d’archive, sur les coiffures, les armes, les objets du quotidien.
Que reste-t-il des cultures pré-coloniales? Vous parlez par exemple de la division des jours en six périodes.
Il reste peu de choses. Les six identités du soleil, on n’en parle plus. On a repris la division occidentale: matin, après-midi, soir, nuit. On a intégré dans la langue beaucoup d’apports extérieurs. Mais certains éléments ont survécu. On dit toujours bonjour en demandant: «Comment es-tu sorti ?» Après, il faut voir que le Cameroun est un pays particulier, extrêmement divers culturellement. On y compte beaucoup de langues, environ 200, dont aucune n’est majoritaire. Au Mali, la majorité des gens parlent plus ou moins bambara. Pareil pour le wolof au Sénégal. Au Cameroun, où la colonisation a été portugaise, allemande et française, ce qui fédère les gens, ce sont les langues européennes. Dans un tel espace, c’est difficile de préserver les cultures anciennes. Et en même temps, la culture est faite pour muter. Ces temps-ci, on dira qu’elle mute à une vitesse sidérante.
Un de vos personnages féminins abrite un esprit mâle. L’Afrique, berceau du queer?
(Rires) Les Africains se racontent aujourd’hui que l’homosexualité est un vice venu d’Europe, mais dans certaines tribus, les femmes se mariaient entre elles. On a gardé le nom de femmes qui ont mené des armées. Une femme qui arrivait vierge au mariage était méprisée parce qu’elle ne savait pas faire l’amour. Il était même bien vu d’avoir déjà eu un enfant, qu’on appelait «l’enfant des promenades».
Il y avait bien sûr de la misogynie. Dans certaines sociétés, des interdits lourds frappent les femmes. Ailleurs, elles peuvent régner. Ça va dépendre. Dans un petit périmètre, on trouve des situations très différentes. Mais ce sont l’islam et le christianisme qui ont installé la pensée patriarcale actuelle. Les gens sont ignorants de leur propre passé. Quand je vois, comme au Nigéria, qu’ils se tuent pour des religions importées, c’est pour moi l’absurdité la plus complète et la plus douloureuse.
Que pensez-vous de la manière dont parle de l’esclavage en France?
Dès qu’on prononce le mot de « traite », le premier mouvement des gens, c’est de se défendre en disant: «Oui mais les Africains ont vendu !» Ils n’entendent pas le reste de l’histoire. Et finalement, ils ne savent rien. En mai 2012, j’ai été invitée à Nantes pour les commémorations du 10 mai. J’ai parlé de l’abolition de la culpabilité, qui empêche de discuter sereinement.
Les Européens ont peur de parler de ces sujets. Surtout aujourd’hui, où la vie est dure, où le fait d’être occidental ne protège d’aucune précarité, aucune souffrance, ce n’est pas facile de se dire: «Nos ancêtres ont fait ça, et ça ne nous a menés à rien.» Mais il faut voir que depuis la traite, l’Afrique et le monde occidental ont tissé des liens profonds, qu’on ne peut plus balayer. Les Occidentaux boivent du café, mettent du sucre dedans. Ils ne peuvent plus s’en passer. Ça ne vient pas de nulle part. Quand deux personnes se rencontrent, c’est inévitable, elles s’inoculent mutuellement des choses. L’Europe doit accepter son propre métissage, aussi facilement qu’elle accepte d’avoir aussi profondément bouleversé l’identité africaine. Et le pire, allez savoir, c’est que ça peut être bénéfique pour tout le monde.
Propos recueillis par David Caviglioli
La Saison de l’ombre, par Léonora Miano
Grasset, 240 p., 17 euros.
Grasset, 240 p., 17 euros.
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