Quand ils ne se battaient pas, les poilus dévoraient des romans de Laclos, Tolstoï, Zola, Kipling ou Barbusse. Benjamin Gilles a effectué une plongée inédite dans cette incroyable bibliothèque de guerre
Guerre de 1914-1918. Soldats français lisant ou
dormant au cours d'une trêve dans les tranchées situées dans les
Flandres. (©Alinari / Roger-Viollet)
L'automne 1914 fut moins littéraire que mortifère. Avec une moyenne
de 800 morts par jour pendant quatre ans et demi, il y aurait presque de
l'indécence à se demander ce que lisaient les poilus. Un jeune
historien s'y est risqué. Et son travail est passionnant. D'abord parce
qu'il nous incite à voir cette guerre autrement. A travers les lectures
des soldats français, on saisit l'évolution du conflit dans les
mentalités. L'attente, la peur et l'assaut se manifestent aussi entre
les lignes lues.
«On peine à concevoir que, dans ce contexte, la lecture ait pu trouver une quelconque place. Lire semble en effet éloigné des préoccupations du moment, les soldats cherchant d'abord à informer et à rassurer leurs proches.» A dessein, via les publicités, les commerçants vantent la solidité de leurs stylos, agendas et carnets auprès de cette clientèle particulière qui tient bon parce qu'elle n'a pas le choix.
Entretien avec Pierre Lemaître : «On n’écrit que sur les crimes...»
Revenir à la Une de BibliObs
«On peine à concevoir que, dans ce contexte, la lecture ait pu trouver une quelconque place. Lire semble en effet éloigné des préoccupations du moment, les soldats cherchant d'abord à informer et à rassurer leurs proches.» A dessein, via les publicités, les commerçants vantent la solidité de leurs stylos, agendas et carnets auprès de cette clientèle particulière qui tient bon parce qu'elle n'a pas le choix.
Mais après avoir dit aux siens que l'on était encore vivant, le souci
immédiat du soldat consiste à s'informer. Dans les tranchées, on lit
d'abord des journaux, des quotidiens dont les tirages font aujourd'hui
rêver, autour de 10 millions d'exemplaires pour toute la France: «A
la veille de la Grande Guerre, livres et journaux dominent l'espace
culturel. Jamais autant d'ouvrages n'ont été édités en aussi grand
nombre, et jamais la presse n'a été autant diffusée.»
« Le Petit Parisien », « le Matin », «le Journal» et «l'Echo de Paris» triomphent sur ce marché où un adulte sur deux lit un journal. Contre la censure - moins radicale qu'on ne le pense - et le «bourrage de crâne», «le Canard enchaîné» fait son apparition en 1915, pour révéler ce que les autres taisent.
« Mais si la guerre, en créant un besoin de compréhension et
d'explication inédit, a eu un effet moteur dans la propagation de
l'imprimé, écrit Benjamin Gilles, elle n'a cependant fait
qu'amplifier un processus existant. La lecture n'aurait en effet jamais
eu un caractère aussi central dans les pratiques des soldats dans les
tranchées si elle n'avait pas été profondément implantée dans la France
de la Belle Epoque.»
Les tirages les plus importants de l'été 1914 en disent long sur les goûts: «les Souffrances du jeune Werther», de Goethe (42.000 exemplaires), «la Conquête du pôle Nord», de Charles Guyon (30.000), et «le Prix du silence», de Jean de Belcayre (150.000), le Marc Levy d'alors, de son vrai nom Geneviève de Cézac... Mais, dès les premiers combats, les auteurs allemands disparaissent au profit des «alliés» Mark Twain, H.G. Wells ou Edgar Poe.
A la fin du mois d'octobre 1914, l'historien de l'art Elie Faure écrit à sa femme : «Ce qui manque le plus, ce sont les bouquins.» Et, dans les tranchées, on retrouve les habitudes de lecture de la vie civile, comme le montre l'étude de Nicolas Mariot («Tous unis dans la tranchée? 1914-1918, les intellectuels rencontrent le peuple», Seuil, 490 p., 24 euros) avec des universitaires tel Marc Bloch qui dévore des ouvrages de sciences humaines sous la mitraille. Le pouvoir d'achat accentue également la distinction.
Les soldats s'enthousiasment pour «le Feu» d'Henri Barbusse. C'est le grand succès de l'année 1916. L'auteur, engagé volontaire, y raconte la vie des damnés de la guerre, en utilisant l'argot des troufions pour donner à son récit le timbre du documentaire. En deux ans, 250.000 exemplaires du «Feu» trouvent des lecteurs, sur le front comme à l'arrière.
Ce livre particulier sert de trait d'union entre les combattants et leurs familles. Barbusse y dit sa vérité, comme il écrivait à sa femme en 1915:
« La lecture, poursuit Benjamin Gilles, a donné, tant aux civils qu'aux mobilisés, les outils mentaux pour comprendre ce qui se déroulait sur le front.» On lit Barbusse, mais aussi «Guerre et Paix» de Tolstoï ou les «Pensées» de Pascal. Le médecin Maurice Bedel le rapporte dans son «Journal» (qui sort chez Taillandier le 10 octobre):
Ajoutons à cela la fatigue nerveuse, les bombardements et la frayeur de mourir. «Le temps consacré à la lecture est court et fréquemment interrompu », explique Benjamin Gilles. On comprend mieux le succès des feuilletons vite lus, des textes courts, de la poésie ou des anthologies. Vigny, Molière ou Constant se trouvent ainsi fréquemment dans les poches des uniformes bleu horizon. Témoignage d'un poilu:
A partir de 1916, après l'échec de l'offensive de la Somme et ses plus de 50.000 morts en une seule journée, s'installent l'idée d'une guerre longue et la nécessité de sortir mentalement de l'enfer. On lit donc du Courteline, du Jules Verne ou «la Fiancée du corsaire», de Paul Féval fils. Côté allemand, on reste dans la littérature patriotique. «L'intérêt pour la lecture, écrit Benjamin Gilles, se manifeste à nouveau au sortir de la crise militaire de 1917, et celle-ci joue un rôle moteur dans la réflexion sur la place de l'imprimé dans les tranchées.»
Ces lectures finissent par nous donner une autre vision de la guerre, loin des élucubrations nationalistes des intellectuels qui sévissent à l'arrière. On ne lit pas pour oublier la guerre, mais pour s'oublier soi-même, pour échapper un instant à l'évidence d'un destin funeste, pour ne plus penser à ceux qu'on ne reverra peut-être pas, parce que la littérature, comme la prière, c'est ce qui reste quand tout s'effondre autour de soi. C'est elle qui permet de durer, quitte à mentir sur une réalité trop horrible. Benjamin Gilles rend fort bien cela. Et il montre qu'il y a toujours à dire, un siècle plus tard, sur cette histoire qui n'en finit pas de finir.
« Le Petit Parisien », « le Matin », «le Journal» et «l'Echo de Paris» triomphent sur ce marché où un adulte sur deux lit un journal. Contre la censure - moins radicale qu'on ne le pense - et le «bourrage de crâne», «le Canard enchaîné» fait son apparition en 1915, pour révéler ce que les autres taisent.
« Ce qui manque le plus, ce sont les bouquins.»
Et puis il y a les romans. On continue de lire «la Débâcle» de Zola comme pour se persuader que ce qui était dit de la guerre de 1870 et de la défaite de Sedan ne se reproduira pas. Benjamin Gilles rappelle que le taux d'illettrisme de la population était deux fois moins élevé qu'aujourd'hui ! On lisait donc beaucoup, parfois aussi pour se moquer de ce monde militaire qui n'en finissait pas, d'où le succès des «Sous-Offs» de Lucien Descaves.BENJAMIN GILLES est le responsable du département des périodiques à la Bibliothèque de Documentation internationale contemporaine (BDIC) à Nanterre, et l'un des commissaires de l'exposition «Vu du front» prévue en 2014. (©DR) |
Les tirages les plus importants de l'été 1914 en disent long sur les goûts: «les Souffrances du jeune Werther», de Goethe (42.000 exemplaires), «la Conquête du pôle Nord», de Charles Guyon (30.000), et «le Prix du silence», de Jean de Belcayre (150.000), le Marc Levy d'alors, de son vrai nom Geneviève de Cézac... Mais, dès les premiers combats, les auteurs allemands disparaissent au profit des «alliés» Mark Twain, H.G. Wells ou Edgar Poe.
A la fin du mois d'octobre 1914, l'historien de l'art Elie Faure écrit à sa femme : «Ce qui manque le plus, ce sont les bouquins.» Et, dans les tranchées, on retrouve les habitudes de lecture de la vie civile, comme le montre l'étude de Nicolas Mariot («Tous unis dans la tranchée? 1914-1918, les intellectuels rencontrent le peuple», Seuil, 490 p., 24 euros) avec des universitaires tel Marc Bloch qui dévore des ouvrages de sciences humaines sous la mitraille. Le pouvoir d'achat accentue également la distinction.
250.000 exemplaires pour «le Feu» de Barbusse
L'équation économique entre le journal et le livre est vite résolue pour un ouvrier qui gagne quotidiennement entre 2 et 6 francs. Le livre coûte en moyenne 3,50 francs contre 5 centimes (1 sou) pour le journal. C'est donc à travers la presse que les poilus lisent les romans, sous la forme de feuilletons. Le plus célèbre d'entre eux paraît dans un journal qui affiche clairement sa devise : «Les imbéciles ne lisent pas "l'OEuvre".»Les soldats s'enthousiasment pour «le Feu» d'Henri Barbusse. C'est le grand succès de l'année 1916. L'auteur, engagé volontaire, y raconte la vie des damnés de la guerre, en utilisant l'argot des troufions pour donner à son récit le timbre du documentaire. En deux ans, 250.000 exemplaires du «Feu» trouvent des lecteurs, sur le front comme à l'arrière.
Ce livre particulier sert de trait d'union entre les combattants et leurs familles. Barbusse y dit sa vérité, comme il écrivait à sa femme en 1915:
Les Allemands tués dans le fond des trous, entassés par endroits, ont des attitudes crispées et suppliantes. On sent que tout a été brisé par cette charge inouïe qui nous a rendu tout ce vaste territoire qui s'étend à perte de vue.»
Sigmund Freud, dont deux fils combattent dans l'armée autrichienne, a, lui aussi, pris la mesure du désastre. Il n'est plus l'exalté de 1914. Du côté allemand, hormis les ouvrages de propagande fortement conseillés par le Reich, on lit donc aussi «Deuil et Mélancolie» (1917), où le psychanalyste explique que la perte d'un être cher ne peut être «réparée».« La lecture, poursuit Benjamin Gilles, a donné, tant aux civils qu'aux mobilisés, les outils mentaux pour comprendre ce qui se déroulait sur le front.» On lit Barbusse, mais aussi «Guerre et Paix» de Tolstoï ou les «Pensées» de Pascal. Le médecin Maurice Bedel le rapporte dans son «Journal» (qui sort chez Taillandier le 10 octobre):
On lit beaucoup pendant la guerre. Et, dans le milieu des officiers, on lit énormément. On s'en tient, bien entendu, aux auteurs de réputation assise.»
Et de citer Zola, Kipling, Rabelais, Montaigne, Baudelaire ou Loti dont «Pêcheur d'Islande» dépassera le demi-million d'exemplaires en 1919. Pourtant Maurice Bedel avoue:Ce n'est pas sur un champ de bataille qu'il sied de méditer sur la guerre... Ces cadavres pitoyables vous enlèvent toute liberté de jugement.»
8 millions de poilus, un marché de masse
Néanmoins, avec huit millions de soldats et une guerre qui s'éternise, les poilus représentent un marché de masse: «Les lecteurs sur le front n'ont pas été les seuls à se trouver dans la nécessité d'ajuster leur comportement. Maisons d'édition et rédactions ont été aussi dans l'obligation d'intégrer ces transformations pour proposer à ce lectorat combattant une offre qui cadrait avec ses attentes. La guerre a donc autant touché l'acte de lire que les structures qui portent le développement de la lecture.»
Le « Salon de lecture » sur le Front, fin mai 1915.
(©Caudrilliers / Excelsior – L'Equipe / Roger-Viollet)
Après les vendeurs de stylos et de carnets, Larousse propose des
petits livres collant à l'actualité militaire, et Charpentier, des
classiques au format de poche. Les éditeurs se sont adaptés à la demande
et aux nécessités de ces liseurs particuliers. La guerre de positions
favorise la lecture, celle de mouvement la contraint. C'est une
évidence.(©Caudrilliers / Excelsior – L'Equipe / Roger-Viollet)
Ajoutons à cela la fatigue nerveuse, les bombardements et la frayeur de mourir. «Le temps consacré à la lecture est court et fréquemment interrompu », explique Benjamin Gilles. On comprend mieux le succès des feuilletons vite lus, des textes courts, de la poésie ou des anthologies. Vigny, Molière ou Constant se trouvent ainsi fréquemment dans les poches des uniformes bleu horizon. Témoignage d'un poilu:
Je me dandine, engoncé dans ma capote toute raide de pluie, le front alourdi du casque. Et je regarde. Puis, pour ne plus regarder tout cela, je me mets à lire dans un tout petit bouquin jaune à 2 sous "les Liaisons dangereuses", en mangeant un reste de riz au chocolat, lourd, glacé, âcre de fumée, délicieux.»
A partir de 1916, après l'échec de l'offensive de la Somme et ses plus de 50.000 morts en une seule journée, s'installent l'idée d'une guerre longue et la nécessité de sortir mentalement de l'enfer. On lit donc du Courteline, du Jules Verne ou «la Fiancée du corsaire», de Paul Féval fils. Côté allemand, on reste dans la littérature patriotique. «L'intérêt pour la lecture, écrit Benjamin Gilles, se manifeste à nouveau au sortir de la crise militaire de 1917, et celle-ci joue un rôle moteur dans la réflexion sur la place de l'imprimé dans les tranchées.»
Ces lectures finissent par nous donner une autre vision de la guerre, loin des élucubrations nationalistes des intellectuels qui sévissent à l'arrière. On ne lit pas pour oublier la guerre, mais pour s'oublier soi-même, pour échapper un instant à l'évidence d'un destin funeste, pour ne plus penser à ceux qu'on ne reverra peut-être pas, parce que la littérature, comme la prière, c'est ce qui reste quand tout s'effondre autour de soi. C'est elle qui permet de durer, quitte à mentir sur une réalité trop horrible. Benjamin Gilles rend fort bien cela. Et il montre qu'il y a toujours à dire, un siècle plus tard, sur cette histoire qui n'en finit pas de finir.
Laurent Lemire
Lectures de poilus : 1914-1918. Livres et journaux dans les tranchées,
par Benjamin Gilles, Autrement, 340 p., 23 euros.
L'été 1914, le plus stupide de l'Histoirepar Benjamin Gilles, Autrement, 340 p., 23 euros.
Entretien avec Pierre Lemaître : «On n’écrit que sur les crimes...»
Revenir à la Une de BibliObs
Geen opmerkingen:
Een reactie posten