L'automne 1914 fut moins littéraire que mortifère. Avec une moyenne
de 800 morts par jour pendant quatre ans et demi, il y aurait presque de
l'indécence à se demander ce que lisaient les poilus. Un jeune
historien s'y est risqué. Et son travail est passionnant. D'abord parce
qu'il nous incite à voir cette guerre autrement. A travers les lectures
des soldats français, on saisit l'évolution du conflit dans les
mentalités. L'attente, la peur et l'assaut se manifestent aussi entre
les lignes lues.
A dessein, via les publicités, les
commerçants vantent la solidité de leurs stylos, agendas et carnets
auprès de cette clientèle particulière qui tient bon parce qu'elle n'a
pas le choix.
Mais après avoir dit aux siens que l'on était encore vivant, le souci
immédiat du soldat consiste à s'informer. Dans les tranchées, on lit
d'abord des journaux, des quotidiens dont les tirages font aujourd'hui
rêver, autour de 10 millions d'exemplaires pour toute la France:
«A
la veille de la Grande Guerre, livres et journaux dominent l'espace
culturel. Jamais autant d'ouvrages n'ont été édités en aussi grand
nombre, et jamais la presse n'a été autant diffusée.»
« Le Petit Parisien », « le Matin », «le Journal» et «l'Echo de
Paris» triomphent sur ce marché où un adulte sur deux lit un journal.
Contre la censure - moins radicale qu'on ne le pense - et le «bourrage
de crâne», «le Canard enchaîné» fait son apparition en 1915, pour
révéler ce que les autres taisent.
« Ce qui manque le plus, ce sont les bouquins.»
Et puis il y a les romans. On continue de lire «la Débâcle» de Zola
comme pour se persuader que ce qui était dit de la guerre de 1870 et de
la défaite de Sedan ne se reproduira pas. Benjamin Gilles rappelle que
le taux d'illettrisme de la population était deux fois moins élevé
qu'aujourd'hui ! On lisait donc beaucoup, parfois aussi pour se moquer
de ce monde militaire qui n'en finissait pas, d'où le succès des
«Sous-Offs» de Lucien Descaves.
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BENJAMIN
GILLES est le responsable du département des périodiques à la
Bibliothèque de Documentation internationale contemporaine (BDIC) à
Nanterre, et l'un des commissaires de l'exposition «Vu du front» prévue
en 2014. (©DR) |
« Mais si la guerre, en créant un besoin de compréhension et
d'explication inédit, a eu un effet moteur dans la propagation de
l'imprimé, écrit Benjamin Gilles,
elle n'a cependant fait
qu'amplifier un processus existant. La lecture n'aurait en effet jamais
eu un caractère aussi central dans les pratiques des soldats dans les
tranchées si elle n'avait pas été profondément implantée dans la France
de la Belle Epoque.»
Les tirages les plus importants de l'été 1914 en disent long sur les
goûts: «les Souffrances du jeune Werther», de Goethe (42.000
exemplaires), «la Conquête du pôle Nord», de Charles Guyon (30.000), et
«le Prix du silence», de Jean de Belcayre (150.000), le Marc Levy
d'alors, de son vrai nom Geneviève de Cézac... Mais, dès les premiers
combats, les auteurs allemands disparaissent au profit des «alliés» Mark
Twain, H.G. Wells ou Edgar Poe.
A la fin du mois d'octobre 1914, l'historien de l'art Elie Faure écrit à sa femme :
«Ce qui manque le plus, ce sont les bouquins.» Et, dans les tranchées, on retrouve les habitudes de lecture de la vie civile, comme le montre l'étude de Nicolas Mariot
(«Tous unis dans la tranchée? 1914-1918, les intellectuels rencontrent le peuple», Seuil, 490 p., 24 euros) avec
des universitaires tel Marc Bloch qui dévore des ouvrages de sciences
humaines sous la mitraille. Le pouvoir d'achat accentue également la
distinction.
250.000 exemplaires pour «le Feu» de Barbusse
L'équation économique entre le journal et le livre est vite résolue
pour un ouvrier qui gagne quotidiennement entre 2 et 6 francs. Le livre
coûte en moyenne 3,50 francs contre 5 centimes (1 sou) pour le journal.
C'est donc à travers la presse que les poilus lisent les romans, sous la
forme de feuilletons. Le plus célèbre d'entre eux paraît dans un
journal qui affiche clairement sa devise :
«Les imbéciles ne lisent pas "l'OEuvre".»
Les soldats s'enthousiasment pour «le Feu» d'Henri Barbusse. C'est le
grand succès de l'année 1916. L'auteur, engagé volontaire, y raconte la
vie des damnés de la guerre, en utilisant l'argot des troufions pour
donner à son récit le timbre du documentaire. En deux ans, 250.000
exemplaires du «Feu» trouvent des lecteurs, sur le front comme à
l'arrière.
Ce livre particulier sert de trait d'union entre les combattants et
leurs familles. Barbusse y dit sa vérité, comme il écrivait à sa femme
en 1915:
Les Allemands tués dans le fond des trous, entassés par
endroits, ont des attitudes crispées et suppliantes. On sent que tout a
été brisé par cette charge inouïe qui nous a rendu tout ce vaste
territoire qui s'étend à perte de vue.»
Sigmund Freud, dont deux fils combattent dans l'armée autrichienne,
a, lui aussi, pris la mesure du désastre. Il n'est plus l'exalté de
1914. Du côté allemand, hormis les ouvrages de propagande fortement
conseillés par le Reich, on lit donc aussi «Deuil et Mélancolie» (1917),
où le psychanalyste explique que la perte d'un être cher ne peut être
«réparée».
« La lecture, poursuit Benjamin Gilles,
a donné, tant aux civils qu'aux mobilisés, les outils mentaux pour comprendre ce qui se déroulait sur le front.» On
lit Barbusse, mais aussi «Guerre et Paix» de Tolstoï ou les «Pensées»
de Pascal. Le médecin Maurice Bedel le rapporte dans son «Journal»
(qui sort chez Taillandier le 10 octobre):
On lit beaucoup pendant la guerre. Et, dans le milieu des
officiers, on lit énormément. On s'en tient, bien entendu, aux auteurs
de réputation assise.»
Et de citer Zola, Kipling, Rabelais, Montaigne, Baudelaire ou Loti
dont «Pêcheur d'Islande» dépassera le demi-million d'exemplaires en
1919. Pourtant Maurice Bedel avoue:
Ce n'est pas sur un champ de bataille qu'il sied de méditer sur
la guerre... Ces cadavres pitoyables vous enlèvent toute liberté de
jugement.»
8 millions de poilus, un marché de masse
Néanmoins, avec huit millions de soldats et une guerre qui s'éternise, les poilus représentent un marché de masse:
«Les
lecteurs sur le front n'ont pas été les seuls à se trouver dans la
nécessité d'ajuster leur comportement. Maisons d'édition et rédactions
ont été aussi dans l'obligation d'intégrer ces transformations pour
proposer à ce lectorat combattant une offre qui cadrait avec ses
attentes. La guerre a donc autant touché l'acte de lire que les
structures qui portent le développement de la lecture.»
Le « Salon de lecture » sur le Front, fin mai 1915.
(©Caudrilliers / Excelsior – L'Equipe / Roger-Viollet)
Après les vendeurs de stylos et de carnets, Larousse propose des
petits livres collant à l'actualité militaire, et Charpentier, des
classiques au format de poche. Les éditeurs se sont adaptés à la demande
et aux nécessités de ces liseurs particuliers. La guerre de positions
favorise la lecture, celle de mouvement la contraint. C'est une
évidence.
Ajoutons à cela la fatigue nerveuse, les bombardements et la frayeur de mourir.
«Le temps consacré à la lecture est court et fréquemment interrompu », explique
Benjamin Gilles. On comprend mieux le succès des feuilletons vite lus,
des textes courts, de la poésie ou des anthologies. Vigny, Molière ou
Constant se trouvent ainsi fréquemment dans les poches des uniformes
bleu horizon. Témoignage d'un poilu:
Je me dandine, engoncé dans ma capote toute raide de pluie, le
front alourdi du casque. Et je regarde. Puis, pour ne plus regarder tout
cela, je me mets à lire dans un tout petit bouquin jaune à 2 sous "les
Liaisons dangereuses", en mangeant un reste de riz au chocolat, lourd,
glacé, âcre de fumée, délicieux.»
A partir de 1916, après l'échec de l'offensive de la Somme et ses
plus de 50.000 morts en une seule journée, s'installent l'idée d'une
guerre longue et la nécessité de sortir mentalement de l'enfer. On lit
donc du Courteline, du Jules Verne ou «la Fiancée du corsaire», de Paul
Féval fils. Côté allemand, on reste dans la littérature patriotique.
«L'intérêt pour la lecture, écrit Benjamin
Gilles,
se manifeste à nouveau au sortir de la crise militaire de 1917, et
celle-ci joue un rôle moteur dans la réflexion sur la place de l'imprimé
dans les tranchées.»
Ces lectures finissent par nous donner une autre vision de la guerre,
loin des élucubrations nationalistes des intellectuels qui sévissent à
l'arrière. On ne lit pas pour oublier la guerre, mais pour s'oublier
soi-même, pour échapper un instant à l'évidence d'un destin funeste,
pour ne plus penser à ceux qu'on ne reverra peut-être pas, parce que la
littérature, comme la prière, c'est ce qui reste quand tout s'effondre
autour de soi. C'est elle qui permet de durer, quitte à mentir sur une
réalité trop horrible. Benjamin Gilles rend fort bien cela. Et il montre
qu'il y a toujours à dire, un siècle plus tard, sur cette histoire qui
n'en finit pas de finir.
Laurent Lemire