Au menu : Céline ressuscité, une apologie des villes françaises les plus détestées, une farce SF, une promenade en jungle, et bien d'autres choses.
Dans la tête de Céline
C’est l’idée la plus casse-gueule de l’hiver dernier: raconter la dernière nuit de Louis-Ferdinand Céline, en faisant causer sa «cervelle qui tourne omelette» (allez donc manier le français comme dans «Mort à crédit»). Sous la plume acrobate d’Isabelle Bunisset, par ailleurs auteur d’une thèse sur la dérision chez Céline, l’idée a accouché d’un premier roman assez spectaculaire.
Son étrange exercice de ventriloquie a l’intelligence de fuir les tics trop connus de l’écrivain (la ponctuation enragée). Restent ses tocs, enfilés ici avec un lyrisme fiévreux: la paranoïa olympique de ce «cabotin foireux total»; la conscience et l’obsession d’être un génie de la trempe de Flaubert; la hantise raciste de «l’invasion insidieuse» des «bridés»; la douleur de n’avoir pu enterrer sa mère, «morte toute seule sur un banc avenue de Clichy, 6 mars 45»; la volonté masochiste d’écrire, jusqu’à l’ultime seconde, le final de «Rigodon» («de ces profondeurs pétillantes que plus rien existe»). Jusqu’où peut-on aller dans l’empathie avec l’auteur de «Bagatelles pour un massacre»? «Vers la nuit» a la faiblesse de laisser chaque lecteur se débrouiller avec la question. Ça fait aussi sa force. Grégoire Leménager
VERS LA NUIT, PAR ISABELLE BUNISSET, FLAMMARION, 138 P., 15 EUROS.
Label "sauvage"
Inspiré par un fait divers - la noyade d'une adolescente dans la Chattooga -, le livre de Ron Rash, paru en 2004 aux Etats-Unis, s'ancre d'abord dans un paysage, la Caroline du Sud où il est né et qu'il excelle à décrire. C'est autour des eaux de la Tamassee qu'il a bâti ce magnifique roman écologique. Après que son courant a emporté la petite Ruth Kowalsky, les plongeurs ne parviennent pas à extraire son corps, coincé sous un rocher. S'engage alors un combat sans merci. Le père de la victime veut installer un barrage amovible pour détourner le cours. Les militants environnementaux de la région s'y opposent. Pour eux, la rivière qui a obtenu le label «sauvage» constitue un cercueil naturel pour l'enfant.
Très vite, les enjeux de ce drame deviennent médiatiques, politiciens, financiers. Maggie, une photographe de presse originaire du comté, vient couvrir l'affaire avec Allen, un brillant journaliste. L'atmosphère est celle d'un thriller, les affects et les passions se déchaînent dans ce décor étincelant. La difficile remontée du corps vers la lumière depuis les profondeurs boueuses est une saisissante métaphore mystique. La puissante nature semble défier la loi des hommes et leurs manigances. Ron Rash, poète et romancier couronné de nombreux prix, a écrit là une manière de chef-d'œuvre. Claire Julliard
LE CHANT DE LA TAMASSEE, PAR RON RASH, TRADUIT DE L'ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR ISABELLE REINHAREZ, SEUIL, 240 P., 19 EUROS.
L’ivre de la jungle
Il y a découvert ce qu'est la panique, mais a aussi compris qu'«on contemple la jungle comme on contemple un ciel étoilé: rien ne bouge, et cependant tout semble habité». Il s'est demandé «comment tailler un adjectif pour qu'il ait la forme d'une racine», et a cherché des mots pour dire l'indicible «sensation de la jungle, ce mélange de resserrement et d'immensité, cette impression d'être soumis à sa grandeur et la révolte qu'elle génère». Il les a souvent trouvés; on transpire en le lisant. C'est un écrivain qu'il faudra suivre à la trace. Grégoire Leménager
JUNGLE, PAR MIGUEL BONNEFOY, PAULSEN, 128 P. , 19,50 EUROS.
Propos recueillis
« Disent-ils », dont le titre fait écho à Nathalie Sarraute à dessein, met en scène une narratrice, romancière britannique qui se rend à Athènes pour y animer pendant deux jours un atelier d'écriture. Elle ne livre que très peu de détails sur elle-même, préférant s'effacer derrière les confessions de ceux qu'elle rencontre, comme son voisin dans l'avion, fils de riches armateurs, marié et divorcé trois fois, ou ses amis grecs, empêtrés dans leurs doutes existentiels. Le filtre subjectif de ces conversations et des réflexions qu'elles inspirent à sa narratrice permet à Cusk de faire une brillante démonstration de ce que Louis Calaferte avait autrefois formulé en ces termes: «A tous égards, les autres nous sont un rétrécissement.» Véronique Cassarin-Grand
DISENT-ILS, PAR RACHEL CUSK, TRADUIT PAR CÉLINE LEROY, L'OLIVIER, 208 P. , 21 EUROS.
Les métamorphoses
Ce « survivant d’une histoire triste» touchait alors le fond du trou. Il lui restait à découvrir Haïti, «pays sans chapeau» où l’on sait le goût de la vie et des mangues, mais aussi l’être solaire qui allait devenir sa femme, lui qui avait tant aimé les hommes. «Il est possible d’assumer plus d’une identité dans une vie», note ce biographe de Cocteau. Sa confession est celle d’un enfant du siècle dernier, effaré par ce que sa génération en a fait. Il ne se reconnaît plus, mais s’est trouvé. Grégoire Leménager
JE NE VOULAIS PAS ÊTRE MOI, PAR CLAUDE ARNAUD, GRASSET, 176 P., 17 EUROS.
Les singes du futur
On présuppose que Sabine (Sibylle Grimbert reprend à dessein le prénom des héroïnes de ses précédents romans comme autant d’avatars) arrive à Zermatt. Vient-elle rejoindre dans un hôtel son mari, inventeur de «Yourself», une sorte de Soma huxleyien qui permet, «tout en restant calme et serein, d’être soi»? Pourquoi se retrouve-t-elle alors ligotée après un vif échange entre «omelettistes» et «pizzaïstes»? Que fait là sa mère? Comment expliquer que tout le monde se duplique et qu’elle puisse converser avec un singe venu du futur? Dans cette farce cauchemardesque, Sibylle Grimbert livre une interprétation sidérante du paradoxe de notre existence éphémère confrontée à l’éternel engendrement des possibles. Véronique Cassarin-Grand
AVANT LES SINGES, PAR SIBYLLE GRIMBERT, ANNE CARRIÈRE, 250 P., 18 EUROS.
Chez Orwell
Mais son rêve devient réalité: le voici à Barnhill, dans la maison où Orwell, entre 1946 et 1949, luttant contre la tuberculose et les vents dominants, réussit à venir à bout de son livre le plus célèbre. Seul hic : un loup-garou rôde aux alentours, qui dépose tous les jours un animal dépecé sur le perron de la maison. Pis encore, une intrépide adolescente, Molly, décide de s’installer à Barnhill, s’attirant les foudres de son père qui voit déjà, en Ray, l’homme à abattre. Avec un sens de l’humour hors du commun, le jeune romancier américain Andrew Ervin, dont c’est le premier roman, fait chauffer l’éthylotest, et ça fait du bien par où ça passe. Didier Jacob
L’INCENDIE DE LA MAISON DE GEORGE ORWELL, PAR ANDREW ERVIN, TRADUIT PAR MARC WEITZMANN, JOËLLE LOSFELD, 245 P., 22 EUROS.
L’homme contre les algorithmes
Si John Ironmonger emprunte au mythe de Jonas et la baleine et à «Effondrement» du scientifique américain Jared Diamond (qu'il a même rencontré pour vérifier la plausibilité de son intrigue), c'est pour mieux nous convaincre de la joyeuse morale de ce conte philosophique. La nature humaine, malgré ses innombrables défauts, a bien plus ressources que n'en pourront jamais intégrer les algorithmes. Véronique Cassarin-Grand
SANS OUBLIER LA BALEINE, PAR JOHN IRONMONGER, TRADUIT DE L'ANGLAIS PAR CHRISTINE BARBASTE, STOCK, 422 P. , 22 EUROS.
Un bipolaire sous la Révolution
On le retrouve un jour au plus bas, n'osant pas se présenter à la députation pour complaire au royalisme sentimental de son épouse, un autre jour au plus haut, dispersant son pécule pour recevoir à sa table Mirabeau et Marat. En le montrant tour à tour suicidaire et exalté, incapable de satisfaire un cœur qui balance «entre Jacobins et Cordeliers, la Convention et la Commune, les bancs de la représentation nationale et le pavé des faubourgs», Bigot nous conte avec brio et loufoquerie les tribulations d'un bipolaire sous la Révolution. Anne Crignon
LE BOUFFON DE LA MONTAGNE, PAR CHRISTOPHE BIGOT, LA MARTINIÈRE, 377 P. , 20 EUROS.
Les villes qui font fuir
Ayant survécu à tous les périls, dont une plongée dans les zones industrielles de Mulhouse par grand froid, une visite des abattoirs de Haute-Saône et une désopilante séance de l'atelier «colopathie fonctionnelle» tenue dans les thermes de Châtel-Guyon, l'homme revient de son périple avec un livre irrésistible de drôlerie et de finesse, qui n'a évidemment pour but que de retourner nos stupides préjugés. Toutes ces mal-aimées de la géographie abondent en humains chaleureux et en trésors méconnus que l'on est content de voir réhabilités avec autant de talent. François Reynaert
TOUR DE FRANCE DES VILLES INCOMPRISES, PAR VINCENT NOYOUX, ÉD. DU TRÉSOR, 220 P. , 18 EUROS.
Geen opmerkingen:
Een reactie posten